15 Sep

Témoignage d’un guide de haute montagne après une excursion dans les Hautes Pyrénées

Refuge de la brèche de Roland - Sarradets © France 3 Midi-Pyrénées

Refuge de la brèche de Roland – Sarradets
© France 3 Midi-Pyrénées

Des randonnées j’en ai connu. La Brèche de Roland je pourrais la dessiner les yeux fermés. Pourtant après 32 ans comme guide de haute montagne, je ne savais pas pourquoi, mais je le sentais pas. Accident, éboulement...
Tout commença à l’arrivée du bus au pied du Cirque de Gavarnie. Ils descendirent. Ils étaient 12. 11 gais lurons, une autre plus moi ça faisait 13... Je fis mine d’être à l’aise.
Une femme élégante malgré son équipement sportif, le décolleté peut-être un peu trop offert à l’astre du jour pour affronter les hautes altitudes, se dirigea directement vers moi :
- Bonjour, je m’appelle Claude, Claude, pas madame Claude dont l’histoire rocambolesque est contée dans les colonnes de Libération ce mois-ci.
- Moi c’est Robert, je suis votre guide et vais vous faire traverser une région magnifique.
Heureusement les conditions météos s’annonçaient bonnes.
Je me suis rendu compte plus tard que Claude faisait partie des gais lurons et je ne sais pas si finalement c’était une bonne affaire pour moi. En effet, le lendemain, passait Ali G sur TMC et un copain voulait que je ne le manque sous aucun prétexte.
Nous partîmes donc de bon matin à l'ascension de la Brèche de Roland, pas celle de mon beau-frère, on me fait souvent la blague, Roland, le chevalier du zodiac qui a perdu une dent dans un combat contre un dragon. Une légende bien sûr. Mais bon ça me permet d'alimenter les conversations.
Je me retourne, les gais lurons sont autour d’un gros rocher et Claude lit des inscriptions gravées : “C’est vraiment sympa ce coin. Kant”.
Vous voyez dit-elle, c’est Kant qui nous ouvre la voie, comme il a ouvert l’esprit pour des millions de lecteurs, dont je fais humblement partie. Je vais vous expliquer son point de vue : la critique kantienne est une tentative de dépasser l'opposition entre le « dogmatisme », dont l'idéalisme est selon Kant une forme dominante, et le « scepticisme », représenté par l'empirisme humien : « la métaphysique est un champ de bataille ».
Oh là, on n’a pas le temps, l'équipe des gais lurons et l’autre en avant !
Nous marchâmes trois heures durant et je décidai de laisser le groupe se reposer près d’un lac.
J’entendis bientôt des voix nasillardes s'élever du bord de l’eau. C'était l’heure du “Masque et la plume” sur France Culture. Heureusement pour la nature et nous, le poste de radio fut à cours de pile après seulement quelques joutes verbales dont seul un esprit élevé peut saisir les plus hilarantes subtilités.
Nous repartîmes à l'ascension, mais la nuit commençait déjà à tomber, je connais une ancienne pizzeria désaffectée, ça fera l’affaire pour cette nuit.
Claude insista pour dormir avec deux grands suisses dans le four, dont un me réveilla en pleine nuit pour me demander “medoc, medoc” pour leur colocatrice d’un soir. Pas facile avec l’accent. Il me restait deux bouteilles dans mon sac à dos dont une de 2002, mais ça m’embêtait, il fallait tenir encore une journée.
Le matin, je retrouvais mon groupe de gais lurons dont Claude particulièrement enjouée peut-être par la douceur du soleil matinal et l’autre. Ca faisait toujours 13. Ça va...
Et nous franchîmes la crête dans un silence béat, moi, Claude avec ses suisses aux yeux cernés, le reste des gais lurons et l’autre.
Ce fut l’heure de s'échanger les adresses, des embrassades. Claude me glissa à l’oreille : vos médocs, ils déchirent… c’est fort plaisant.
Le soir, je pu enfin voir Ali G pénard en finissant mon vin et oublier Kant et ses conneries, mais je me suis promis de graver sur le rocher : “Claude, fer de lance des gais lurons, a non seulement gravie la Brèche de Roland, mais aussi d’autres sommets qu’elle gardera secret aux tréfonds de son âme. Robert”.